Trois jours de sang et de silence

La contestation populaire contre le régime de Faure Gnassingbé a viré au drame. Entre le 26 et le 28 juin 2025, le Togo a vécu l’une des répressions les plus violentes de ces dernières années. Bilan provisoire : au moins sept morts, des dizaines de blessés, des interpellations massives et un mutisme glaçant du pouvoir.
Le silence des autorités contraste violemment avec les cris de détresse qui ont traversé Lomé ces derniers jours. Du jeudi 26 au samedi 28 juin, des manifestations de protestation contre le régime du président Faure Gnassingbé, au pouvoir depuis 2005, ont secoué plusieurs quartiers de la capitale togolaise. Ce mouvement, à l’origine lancé sur les réseaux sociaux par des artistes, des rappeurs et des influenceurs engagés, a rapidement pris une tournure politique, amplifiée par la colère d’une jeunesse en quête de changement.
Mais dès les premières heures de mobilisation, la réponse du pouvoir a été sans appel. Les autorités togolaises ont déclaré les rassemblements illégaux, les assimilant à des troubles à l’ordre public, et ont déployé un important dispositif de sécurité dans les zones sensibles. La répression a été brutale. À Adidogomé, quartier du nord de Lomé, des affrontements ont éclaté dès le vendredi soir. Gaz lacrymogènes, matraques, tirs de balles en caoutchouc et descentes nocturnes ont été signalés. Des vidéos d’amateur, largement partagées en ligne, montrent des manifestants pourchassés par des agents armés, certains en civil.
Le samedi 28 juin, dernier jour prévu de la mobilisation, la tension est montée d’un cran. Malgré le quadrillage policier, de petits groupes de jeunes ont tenté de se rassembler dans les quartiers de Bè, Agoè, et Kodjoviakopé. À Bè, c’est dans la lagune que l’horreur s’est révélée : trois corps sans vie y ont été repêchés, les visages tuméfiés. Le premier a été découvert dès la nuit du vendredi 27 juin, les deux autres dans la matinée du samedi.
Le père d’une des victimes, un garçon de 16 ans tout juste diplômé du BEPC, a livré un témoignage bouleversant : ‘’Hier nuit, quand le courant a été arrêté, les forces de l'ordre ont poursuivi des enfants jusqu'à la lagune. Parmi eux, mon fils et un jeune dont on n’a toujours pas retrouvé les parents.’’
Ce drame a choqué l’opinion. Les images des corps sortis de l’eau, certains portant des traces évidentes de violences, ont circulé abondamment. Pour les organisations de la société civile, il ne s’agit pas d’accidents. Plusieurs d’entre elles, parmi lesquelles la Ligue togolaise des Droits de l’homme (LTDH), dénoncent l’intervention de ‘’miliciens’’ et ‘’d’éléments incontrôlés’’ des forces de sécurité, venus semer la terreur dans les quartiers frondeurs.
Le dimanche 29 juin, au lendemain des événements, les organisations de défense des droits humains ont fait état d’un bilan encore plus lourd : sept morts, des dizaines de blessés et plus de soixante interpellations à Lomé et ses environs. Ce chiffre, non confirmé par les autorités, inclurait à la fois des cas de noyade, des blessures graves par projectiles et des violences lors d’arrestations. Des photos montrent des manifestants ensanglantés, traînés au sol, parfois menottés à même la chaussée.
Du côté officiel, silence radio. Aucune déclaration du ministère de la Sécurité, du gouvernement ou de la présidence n’a été rendue publique. Seule une brigade de la gendarmerie, dans un communiqué discret relayé sur une page Facebook non officielle, a évoqué ‘’deux cas de noyade’’ en lien avec les troubles du week-end. Une tentative de banalisation qui passe mal auprès des familles endeuillées et des organisations engagées dans le suivi des droits humains.
Une contestation populaire inédite dans sa forme
La particularité de cette mobilisation réside dans son origine : elle n’est pas issue des partis politiques d’opposition traditionnels, souvent marginalisés ou discrédités. Elle est née de la société civile, et plus précisément d’un appel lancé par des artistes, comédiens, slameurs et activistes numériques, exaspérés par les conditions de vie, l’inaction du gouvernement, et les atteintes aux libertés. Le mot d’ordre : marcher pour dire non à l’impunité, à la confiscation du pouvoir, et à l’étouffement des aspirations citoyennes.
À l’image de ce qu’a été le M5-RFP au Mali ou le Balai Citoyen au Burkina Faso, cette nouvelle dynamique togolaise se veut horizontale, intergénérationnelle, et pacifique. Sur TikTok, Instagram et WhatsApp, les messages de ralliement s’accompagnaient de mots-clés comme #TogoDebout, #PasDeCinéma, ou encore #20AnsCaSuffit. En réponse, les autorités ont restreint la connexion Internet mobile dans certaines zones et brouillé les réseaux sociaux.
Parmi les figures de ce mouvement naissant, plusieurs artistes ont été interpellés ou agressés. Le chanteur engagé Komlan Kossi, alias ‘’KoBoy’’, a été arrêté vendredi soir après un concert impromptu tenu à Lomé, où il avait appelé la jeunesse à ‘’libérer sa voix’’. Son arrestation a été suivie d’un black-out total sur son lieu de détention. Selon son manager, il serait détenu à la Direction centrale de la recherche et de l’investigation (DCRI), sans accès à un avocat.
Un autre influenceur très suivi Papi Zomlo, connu pour ses vidéos satiriques contre le pouvoir, a vu son domicile perquisitionné au petit matin du samedi 28 juin. Depuis, il reste injoignable. Plusieurs internautes ayant relayé ses vidéos affirment être harcelés par des numéros inconnus ou avoir reçu des convocations informelles de la police.
Une jeunesse frustrée, un pouvoir figé
Ce climat répressif survient dans un contexte politique tendu. En avril dernier, le régime togolais a fait adopter une réforme constitutionnelle controversée instaurant un régime parlementaire dominé par le parti au pouvoir, l’Union pour la République (Unir). La réforme prévoit que le président de la République soit désormais élu par les députés, et non plus au suffrage universel, et limite la durée du mandat présidentiel à six ans renouvelables une seule fois… sauf que les compteurs semblent remis à zéro pour Faure Gnassingbé.
Une manœuvre largement perçue comme une stratégie pour prolonger son règne, entamé en 2005 après la mort de son père, Gnassingbé Eyadéma, au pouvoir pendant trente-huit ans. La jeunesse togolaise, qui n’a connu que les Gnassingbé au sommet de l’État, exprime une lassitude croissante. ‘’On nous tue, on nous ment et on nous vole notre futur’’, confie un jeune manifestant de 23 ans, rencontré dans le quartier de Baguida.
Pour lui, cette mobilisation est une ‘’alerte’’ : ‘’Nous ne voulons pas de violence. Mais on ne veut plus vivre dans un pays où manifester pacifiquement, c’est risquer sa vie.’’
Une communauté internationale silencieuse et une opposition encore fragile
Malgré la gravité des événements, les grandes chancelleries étrangères n’ont pour l’instant émis aucune condamnation officielle. Ni l’Union africaine, ni la CEDEAO, ni même l’Union européenne n’ont réagi publiquement. Un silence dénoncé par plusieurs ONG locales qui y voient une complicité passive.
‘’Quand un président change la Constitution pour se maintenir au pouvoir, il ne trouve personne pour lui rappeler les principes démocratiques. Mais si une poignée de jeunes ose manifester, on les traite comme des terroristes’’, déplore un responsable de la LTDH.
Le réseau Africtivistes, qui regroupe des acteurs de la société civile dans toute l’Afrique francophone, a également exprimé sa solidarité avec les manifestants togolais et appelé à une enquête indépendante sur les exactions commises. Dans une déclaration commune, plusieurs mouvements citoyens du Bénin, du Sénégal, du Burkina Faso et du Niger ont souligné que ‘’le droit de manifester pacifiquement est un pilier fondamental de toute démocratie’’, et que sa criminalisation systématique par le régime togolais menace la stabilité régionale.
Longtemps divisée, marginalisée ou infiltrée, l’opposition togolaise peine à incarner une alternative crédible depuis les échecs successifs des grandes coalitions. Mais les événements récents semblent avoir réveillé un sursaut. Des figures comme Brigitte Adjamagbo-Johnson, coordinatrice de la Convention démocratique des peuples africains (CDPA), ont appelé à une mobilisation citoyenne contre ce qu’elle qualifie de ‘’régime policier décomplexé’’.
De son côté, Nathaniel Olympio, président du Parti des Togolais, a dénoncé ‘’une gouvernance de la peur, fondée sur la répression et l’arrogance, qui finira par exploser si rien n’est fait’’. Pour lui, les manifestations n’étaient pas une surprise, mais l’aboutissement d’un sentiment d’abandon généralisé au sein de la jeunesse : ‘’Faure Gnassingbé et son entourage ne gouvernent plus, ils gèrent une forteresse assiégée par le désespoir.’’
Mais l’opposition, bien que vocalement active, reste peu structurée et souffre d’un déficit de relais à l’international. Et c’est précisément sur ce terrain que l’inaction de la CEDEAO fait débat.
La peur s’installe à Lomé. Plusieurs familles craignent de retrouver leurs enfants sur une liste noire, dans un commissariat, ou pire, dans une morgue. Des ONG appellent à la mise en place d’une enquête indépendante, à l’identification des auteurs des exactions, et à la libération immédiate des personnes arrêtées arbitrairement.
Au Togo, l’histoire se répète, mais cette fois sans même l’effort du maquillage. Le pouvoir frappe, la jeunesse saigne, et les institutions se taisent. Faure Gnassingbé, vingt ans de règne sans éclat, mais avec poigne, n’a pas besoin de parler : ses fusils parlent pour lui. Face à une contestation née hors des cadres partisans traditionnels, le régime s’enfonce dans la brutalité, révélant moins une démonstration de force qu’un aveu de faiblesse.
Le silence coupable de la CEDEAO
Au moment où des vidéos d’une rare violence circulent en boucle sur les réseaux sociaux depuis plusieurs jours, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) n’a toujours pas réagi. Aucune condamnation, aucun appel au calme, aucune mission d’observation ou de médiation. Un silence qui tranche avec l’activisme de l’organisation dans d’autres pays de la sous-région ces dernières années.
‘’La CEDEAO a condamné des putschs militaires au Mali, en Guinée ou au Niger. Elle a imposé des sanctions. Mais quand une dictature civile assassine sa jeunesse, elle détourne le regard’’ fustige un militant togolais du mouvement Togo Debout. ‘’Pourquoi deux poids, deux mesures ?’’.
Cette absence d’action de la CEDEAO renforce chez de nombreux Togolais un sentiment d’abandon. Beaucoup y voient la preuve que l’organisation régionale protège davantage les intérêts des régimes en place que les droits des peuples. ‘’La CEDEAO est en train de perdre toute légitimité auprès des jeunesses ouest-africaines. Elle devient inaudible, voire complice’’, analyse Ibrahima Diallo, politologue base aux USA.
Pour la société civile, ce silence ne saurait durer : elle appelle à la convocation urgente d’un sommet extraordinaire sur la situation au Togo, à l’envoi d’une mission indépendante d’enquête et à la mise en œuvre des mécanismes de prévention des crises prévus dans le Protocole additionnel sur la démocratie et la bonne gouvernance adopté en 2001.
AMADOU CAMARA GUEYE